Le 10 juin 2024, Apple annonçait le lancement prochain de sa nouvelle gamme d’IA (intelligence artificielle) intégrée, nommée Apple Intelligence. Cette nouveauté devrait permettre aux utilisateurs d’utiliser l’IA simplement dans leur quotidien numérique, tout en limitant la sortie de données personnelles puisqu’une part des calculs effectués dans le cadre de l’IA se fera directement en local sur l’appareil, et non dans des data-centers de sociétés tierces. Cela a été rendu possible grâce à l’Apple Silicon : Apple conçoit ses propres puces1 depuis 2010 pour les iPhones2 et depuis 2020 pour ses Macs, ce qui lui a permis de se concentrer sur l’ajout de fonctionnalités uniques comme les NPUs (Neural Processing Units), des parties de puce dédiées exclusivement au calcul d’IA. Pourtant, et malgré la force de frappe financière et technologique d’Apple3, l’internalisation de l’ensemble de la conception de puces coûte cher, demande un savoir-faire rare et ajoute de nombreux risques d’exécution. Comment des sociétés comme Apple, Alphabet, Amazon ou Nvidia arrivent-elles à sortir régulièrement de nouvelles puces « maison » avec de nouvelles fonctionnalités IA ?
Le niveau de complexité pousse les grands designers de puces à utiliser le savoir-faire unique de sociétés tierces
Ce qu’on appelle communément une puce s’appelle en fait un SoC (System on a Chip), et est constitué de plusieurs parties : le CPU (Central Processing Unit) s’occupe des calculs classiques et qui sert de chef d’orchestre du SoC, le GPU (Graphic Processing Unit) pour la partie graphique ou l’accélération de calcul d’IA, de block mémoire, voire de NPU pour les calculs d’IA.
Puce A17 Pro de l’iPhone 15 Pro Max
Le nombre important de parties rend plus complexe la conception de SoC (et plus généralement la conception de composants électroniques qu’on retrouve dans les téléphones, PC, data centers et IoT4). Cette complexité pousse les grands acteurs du numérique à sous-traiter une partie de cette conception afin de réduire les coûts de développement, réduire de temps de sortie de la puce et s’assurer de performances maximales.
Apple a, par exemple, fait le choix d’utiliser la propriété intellectuelle de ARM Holdings, une société anglaise, pour l’architecture5 de ses CPU « maison ». D’autres sociétés vont encore plus loin en intégrant dans leurs puces des designs entiers de CPU directement conçus par ARM. C’est le cas de la Nvidia Grace, la nouvelle puce CPU pour les data centers : en acceptant de ne pas tout concevoir elle-même, Nvidia peut se concentrer sur son savoir-faire en matière de GPU, d’interconnexion entre les puces de data centers et d’écosystème de calcul intégré unique au monde6 .>
Aujourd’hui, le coût de design d’une nouvelle puce avancée en partant de zéro pourrait coûter plus de 700m de dollars
Source : International Business Strategies, juillet 2022
L’une d’entre elles, ARM, a su se rendre indispensable auprès des plus grands designers de puces
Fondé en 1990, ARM est une société qui vend des licences pour ses propriétés intellectuelles (IP) d’architecture CPU, sur laquelle elle perçoit des royalties à chaque fois qu’une puce contenant son IP est vendue dans le monde. C’est à ce jour la société technologique qui réalise le chiffres d’affaires lié à l’IP le plus important (environ 4 Mds de dollars pour l’année en cours), devant Synopsys et Cadence. Au-delà d’Apple et de Nvidia, l’architecture ARM est ultra-dominante dans le segment mobile puisque présente dans plus de 99% des smartphones dans le monde7. Mais au-delà de l’architecture qui permet de faire dialoguer la puce avec les logiciels, ARM conçoit également ses propres designs de CPU et de GPU, qu’on retrouve régulièrement chez les plus gros concepteurs de puces pour mobile comme l’américain Qualcomm, qui conçoit les processeurs pour les smartphones de Samsung, ou encore Mediatek, le plus grand constructeur de processeur mobile au monde et qui équipe les smartphones du chinois Xiaomi.
Aujourd’hui incontournables, ces acteurs veulent capter une part plus importante de la valeur des puces
Aujourd’hui, ARM cherche de plus en plus à vendre ses propres designs de CPU et GPU, et non plus seulement son architecture. Entre 2023 et 2024 par exemple, ARM a investi l’équivalent d’environ 60% de son chiffre d’affaires pour développer de nouveaux designs, et notamment des puces spécifiques8 pour les calculs réalisés en data centers. Si la société vend déjà ses propres designs de cœur CPU à de grands clients, ARM pourrait vouloir aller encore plus loin en fournissant également des designs d’accélérateur de calcul comme ceux d’Amazon AWS (le Graviton) ou d’Alphabet (le TPU), en plus des CPU, et ainsi capter toujours plus de valeur sur l’ensemble des puces de data centers produite et vendue, grâce aux royalties.
Puce maison d’Alphabet contenant des parties produites par Broadcom
Des sociétés comme Broadcom ou Marvell Technology semblent également prendre ce virage de captation de valeur : de fournisseur de parties de puces 5G, Broadcom est devenu grâce à ses IP un acteur majeur de la conception des accélérateurs de calcul d’Alphabet et de Meta. Ces revenus issus de la participation au design de ces puces d’IA pourraient déjà représenter plus de 10% du chiffre d’affaires9 du Groupe en 2024 contre 0% en 2016.
L’industrie a une nouvelle croisée des chemins : de nouveaux rapports de force qui créent des tensions
L’importance grandissante de ces sociétés moins connues du grand public n’est pas sans créer des tensions : en 2022, ARM a attaqué en justice Qualcomm (un de ses clients) pour utilisation frauduleuse de propriété intellectuelle à la suite du rachat par Qualcomm d’un autre client d’ARM, Nuvia. En fonction de l’issue du procès, Qualcomm pourrait bien être obligé de détruire certains designs de puces et prendre du retard dans les futures sorties de processeurs. Cette forte dépendance à ARM pousse ses clients à chercher des solutions alternatives gratuites comme RISC-V, une architecture libre de droit, mais sans succès majeur10 pour l’instant.
Les architectures de CPU ne sont pas les seuls points de tensions. La domination de Broadcom et de Qualcomm sur les technologies complexes de connexion 5G pousse des sociétés comme Apple à développer leurs propres technologies depuis plusieurs années, là aussi sans succès puisqu’en 2023 la firme à la pomme a de nouveau signé un contrat de plusieurs années avec Broadcom pour la fourniture de filtre d’ondes 5G11 .
A ce jour donc, ces acteurs moins connus du grand public comme ARM ou Broadcom arrivent à accroître leur hégémonie dans leurs domaines respectifs. Leurs clients tentent certes de créer un climat de concurrence en créant leurs propres solutions pour faire pression sur les prix. La démarche aujourd’hui est encore balbutiante. Dans un contexte où les puces sont nettement plus complexes à concevoir et produire qu’il y a 10 ans, l’apport de ces sociétés aux grands groupes connus comme Nvidia, Apple ou Qualcomm semble pour l’instant incontournable.
Achevé de rédiger le 12/07/2024 par Quentin Lelong, analyste-gérant.
Ce document est exclusivement conçu à des fins d’information. Les données chiffrées, commentaires ou analyses figurant dans ce document reflètent le sentiment à ce jour de Dubly Transatlantique Gestion sur les marchés, leur évolution, leur réglementation et leur fiscalité, compte tenu de son expertise, des analyses économiques et des informations publiques possédées à ce jour. Ces données sont en conséquence susceptibles de changer à tout moment et sans avis préalable. Les éventuelles informations faisant référence à des instruments financiers contenues dans ce document ne constituent en aucune façon une analyse financière, un conseil en investissement ni une recommandation d’investissement. Leur consultation est effectuée sous votre entière responsabilité. Toute opération de marché sur un instrument financier comporte des risques, en particulier un risque de perte en capital. Toute reproduction de ce document est formellement interdite sauf autorisation expresse de Dubly Transatlantique Gestion.